Pierre Bayard, "Comment parler des livres que l'on a pas lu", Editions de Minuit, Collection Paradoxe, 2007
Bonjour, chers amis,
Ce livre a été pour moi une révélation, un petit bonheur rare, une époustouflante bouffée d'oxygène. Il ne s'agit pas comme on pourrait le penser d'une dissertation sur l'art de broder en société pour camoufler une ignorance ou une inculture. On ne trouvera pas là des propos pour philistins mais d'une réflexion sur l'intertextualité, le discours du et sur le livre et le caractère vivant de l'oeuvre littéraire. Le postulat de base est celui ci: le mensonge est général sur les livres: qui a vraiment lu Proust parmi ceux qui s'en vantent, qu'est ce que "lire intégralement", avec attention, qu'est ce que la lecture et la non lecture et les degrés entre les deux ?
Mais tout cette glose est rendue drôle par l'auteur qui met en place une classification hilarante sur les livres inconnus, parcourus, dont il a entendu parler, ou qu'il a oubliés tout en donnant sur chacun un avis de très positif à très négatif...
Dans sa première partie, il détaille les types de non lectures:
- les livres qu'on ne connait pas: être cultivé, c'est s'orienter, choisir, se situer. Ainsi Pierre Bayard n'a pas lu "Ulysse" de Joyce (et je le comprends, j'ai essayé avec une vraie motivation mais il m'est tombé des mains) mais il sait qu'il est une "reprise" de l'Odyssée, qu'il se déroule en une journée à Dublin. il existe une sorte de bibliothèque collective constitué des connaissances éparses sur la situation des livres les uns par rapport aux autres qui génère des apriori, des appropriations intellectuelles pour des livres jamais ouverts...
- les livres qu'on a parcourus: à la mort de Proust, Paul Valéry se fend d'un hommage dans la Nouvelle Revue Française dans lequel il met en avant le talent de l'auteur de la Recherche, tout en reconnaissant ne l'avoir quasiment pas lu.Il démontre que Proust est intéressant par chaque fragment de son oeuvre et qu'on peut ouvrir ses livres à n'importe quelle page et apprécier la qualité littéraire sans connaitre ce qui précède ou ce qui suit. Au XIXème siècle, certains critiques pensent que l'oeuvre se suffit à elle même et qu'il n'est pas besoin de connaître l'auteur (c'est le "Contre Sainte Beuve de Proust"), et Valéry pense (ou Pierre Bayard pense que Valéry pense...) que l'oeuvre elle même est de trop.On est en plein dans le vertige que provoque ce livre: où s'arrête l'ironie et où commence la mise en perspective: imposture ou finesse ? On surfe tout au long de la lecture entre ces deux notions: cette sensation d'être au bord d'un abîme est assez séduisante (sauf pour ceux qui auront décidé dès le départ que Pierre Bayard nous fait une farce qui...ne mérite pas d'être lue).
- les livres dont on a entendu parler: l'exemple pris est cette fois ci celui du célèbre "Nom de la Rose" d'Umberto Eco: Guillaume de Baskerville se fait une idée du contenu mystérieux du livre gardé dans la bibliothèque et qui est à l'origine des meurtres (la "poétique" d'Aristote qui porte sur le rire, antinomique de la foi). Baskerville imagine le contenu de la Poétique à partir de ce qu'il sait des autres livres d'Aristote et à partir des réactions qu'il provoque. Le criminel, le vieux Jorge n'a pas plus que Guillaume accès au livre scandaleux puisqu'il est aveugle. Chacun s'est construit un objet imaginaire, un livre-écran.
-les livres qu'on a oubliés: c'est Montaigne que est convoqué dans ce chapitre. L'érudit bordelais se plaint dans ses Essais de sa faible mémoire. Il avoue même tenir des "fiches de lecture" pour retrouver l'opinion qu'il s'est faite de l'auteur ou de l'oeuvre qu'il étudie.
Dans sa deuxième partie le malicieux Bayard aborde sans peur (sans reproche ?) les discours sur la lecture
Parler d'un livre avec autrui, c'est bien souvent instaurer un dialogue de sourd, chacun parlant souvent de son livre écran, recomposé ou oublié.. Une anthropologue (Laura Bohannan) a tenté d'enseigner Hamlet aux Tiv, habitants de l'Afrique de l'Ouest. Les Tiv discutent et donnent leur avis sur le récit, en fonction de leur vision du monde (autorité des anciens, non existence des fantômes...). Bayard parle du livre intérieur des représentations.
L'un des éléments sympas du livre de Bayard tient en ce que ses références ne sont pas forcément toujours de haute volée. Tout un chapitre est ainsi consacré à "Un jour sans fin" le film avec Bill Murray. Murray qui revit chaque jour la même journée (la fête de la marmotte) se constitue un référentiel commun sur la poésie italienne du XIXème siècle pour séduire Andy Mc Dowell: cette fiction permet à ces deux êtres d'échanger leurs livres intérieurs.
La troisième partie est présentée sous forme de conseils aux non lecteurs:
- Avec David Lodge, et une scène de "changement de décor" (excellent bouquin au demeurant comme tous les Lodge) où une professeur d'un département d'anglais reconnait ne pas avoir lu Hamlet, Bayard met en évidence la règle de l'ambiguité: dans la bibliothèque virtuelle où nous évoluons, il est admis de parler des livres non lus, il ne faut pas exhiber sa nudité. Le personnage de David Lodge n'est d'ailleurs pas titularisé. Premier conseil donc: se délivrer de l'image oppressante de la culture infaillible qui nous tyrannise dans l'institution scolaire.
- Bayard défend ensuite le droit d'inventer des livres, reprenant en cela l'argumentaire qu'il avait utilisé dans ses très bons livres" Qui a tué Roger Ackroyd ?" et "L'Affaire du chien des Baskervilles"... Il n'est pas interdit de se laisser guider dans un texte par une logique jugée vraisemblable. On peut imaginer, lire entre les lignes, sortir du conventionnel ou de l'interprétation standard.
- Enfin, et cyniquement Bayard conclue avec Wilde que lire un livre ne doit pas prendre plus de 6 minutes puisque le but du jeu dans le discours sur livre est d'abord de parler de soi " je ne lis jamais le livre dont j'écris la critique: on se laisse tellement influencer". En parlant d'un livre on écrit son autobiographie et on devient à son tour écrivain.
Cet essai est vraiment réjouissant: dans quel mesure Pierre BAYARD joue t il à provoquer ou croit il ce qu'il écrit ? Ce non lecteur a manifestement beaucoup parcouru les rayonnages de la bibliothèques collectes et qu'il ait étudié ou non toutes les oeuvres citées, il nous régale en sortant des sentiers battus avec un délicieux sens du paradoxe.